Un déficit de nature
Le désordre humain : un déficit de nature
Il y a dans le regard d’un enfant qui joue dans les bois une clarté que l’on peine à retrouver chez l’adulte enfermé entre quatre murs. Il y a dans le vent qui caresse la peau une présence que ne remplace aucun écran. L’être humain moderne vacille, agité, dispersé, comme un arbre dont les racines ne trouvent plus la terre. Ce désordre intérieur, que l’on nomme stress, anxiété ou épuisement, n’est-il pas le simple reflet d’un monde qui a oublié ses racines naturelles ?
L’éloignement progressif du vivant
Henry David Thoreau, dans son refuge forestier de Walden, écrivait déjà au XIXe siècle que l’homme devait réapprendre à écouter la nature pour retrouver son équilibre. Aujourd’hui, nous avons oublié jusqu’au silence des forêts, troqué l’odeur de l’humus contre celle du béton, et laissé les saisons se dérouler derrière des vitres closes. Pourtant, notre cerveau, sculpté par des millions d’années d’évolution dans un monde végétal et animal, n’a pas suivi cette rupture brutale.
Richard Louv, journaliste et auteur du concept de trouble du déficit de nature, observe chez les enfants modernes une épidémie de troubles de l’attention, d’anxiété et d’irritabilité, directement liée au manque d’expériences sensorielles dans le monde naturel. Loin des arbres, des rivières et du chant des oiseaux, l’être humain se contracte, se rigidifie, se recroqueville dans un cadre trop étroit pour lui.
L’homme déraciné
Nous souffrons d’une amnésie écologique, affirme le biologiste Edward O. Wilson, défenseur de la biophilie. Notre amour inné pour le vivant, ancré dans nos gènes, se heurte aujourd’hui à des environnements stériles, artificiels et standardisés. Ce déficit de nature engendre une dissonance, un malaise diffus qui s’exprime par des comportements erratiques : hyperconnectivité compulsive, surconsommation, agitation mentale permanente. Nous courons après quelque chose d’insaisissable, sans comprendre que la réponse était là, sous nos pieds, dans le frémissement des feuilles ou le vol d’une libellule.
La philosophe Simone Weil affirmait que l’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. Or, nous nous sommes déracinés nous-mêmes. Et cette déconnexion se traduit par une société déséquilibrée, où l’agitation perpétuelle masque un vide existentiel.
Retrouver le fil du vivant
Pourtant, tout n’est pas perdu. Les neurosciences confirment aujourd’hui ce que les poètes pressentaient depuis longtemps : le simple fait de marcher en forêt réduit significativement le cortisol, l’hormone du stress, et stimule la créativité. La médecine japonaise parle de Shinrin-yoku, le bain de forêt, comme d’un véritable remède à notre modernité effrénée.
Alors, peut-être que la solution à notre désordre intérieur n’est pas à chercher dans la complexité, mais dans le retour au simple : s’asseoir sous un arbre, marcher pieds nus dans l’herbe, écouter la pluie tomber. Réapprendre à être vivant parmi le vivant.
Parce qu’au fond, nous ne sommes pas perdus. Nous sommes juste éloignés de ce qui nous a fait.
L’appel du vivant
Ce n’est pas un hasard si l’homme s’apaise au bord de l’eau ou sous l’ombre mouvante des feuillages. Ce n’est pas un caprice que de ressentir l’absence du vent dans les villes closes. Il y a, dans ce vide que nous creusons à force d’éloignement, un appel que nous ne savons plus entendre. Un appel pourtant inscrit dans nos os, dans nos pupilles, dans la cadence même de notre respiration.
Gaston Bachelard écrivait que l’imaginaire est façonné par les éléments : l’eau, la terre, le feu, l’air. Or, privés de cette alchimie première, nous nous asséchons intérieurement. Nous nous fragmentons. Nous devenons ces esprits errants qui, faute de repères naturels, s’accrochent aux néons, aux écrans, aux horloges. Mais l’horloge de la nature, elle, bat un autre rythme, plus lent, plus vaste. Et nous avons oublié comment nous y accorder.
Réapprendre la lenteur, renouer avec la présence
Il ne s’agit pas d’un retour naïf à un état sauvage, mais d’un recentrage, d’une réconciliation. Retrouver la nature, ce n’est pas fuir la modernité, c’est réintroduire du vivant dans nos gestes quotidiens. Prendre le temps de regarder un bourgeon éclore, laisser la pluie s’infiltrer sur notre peau au lieu de la fuir, apprendre à percevoir la lumière du matin ! OUVREZ VOS VOLETS
L’architecte finlandais Juhani Pallasmaa nous rappelle que l’homme est avant tout un être sensoriel. Que nos bâtiments, nos objets, nos outils devraient prolonger notre lien au monde, non nous en couper. Et si demain, nous construisions autrement ? Si nos villes laissaient l’arbre pénétrer la pierre, si nos maisons invitaient le vent à circuler librement, si nos espaces de travail s’ouvraient aux rivières ?
Une mémoire à retrouver
Nous ne manquons pas de nature. Elle est là, toujours, patientant en silence, dans l’attente d’un regard. Ce que nous manquons, c’est la capacité de l’accueillir. De nous en sentir dignes.
Peut-être que la première clé est là : reconnaître que nous avons oublié, puis entreprendre de retrouver. Non pas en conquérants, non pas en touristes d’un monde ancien, mais en êtres sensibles qui cherchent à comprendre.
Alors, le désordre qui nous agite pourra s’apaiser. Non par miracle, mais par réajustement. Nous n’aurons plus à combler le vide par du bruit, car nous aurons réappris à écouter.
Et dans ce silence retrouvé, peut-être entendrons-nous enfin ce que la nature a toujours murmuré à ceux qui savent encore tendre l’oreille.